Mémoires de Monsieur de Gourville
(1610-1703)
Arlette Lebigre, Mercure de France, coll. "Le temps retrouvé", 2004
compte rendu : Alain HUGON
Cette nouvelle édition des Mémoires
de Jean Hérault, sieur de Gourville (1610-1703), met à la disposition
du public les souvenirs d’un homme d’origine sociale modeste à la
trajectoire mouvementée qui lui permit de croiser de nombreux princes
et dirigeants européens du Siècle de Louis XIV parmi lesquels, les
souverains français, anglais et espagnol, le prince d’Orange, les
principaux ministres de ces États... À ces rencontres correspond une
remarquable ascension sociale.
L’activité publique de Gourville s’étend sur près d’un demi siècle, de
la veille de la Fronde à la fin du XVIIe siècle, moment à partir duquel
il est devenu impotent et décide de rédiger ses Mémoires.
Ce type de
narration - postérieur à l’événement dont il traite - est toujours
sujet à caution. La reconstitution des faits est étroitement dépendante
des souvenirs de l’auteur qui, traitant de sa jeunesse ou de sa période
de plénitude, a fréquemment tendance à embellir un passé révolu. Bien
que Gourville n’échappe pas à ces tendances, fanfaronnant parfois à
propos d’éléments moins flamboyants qu’il ne le laisse entendre, ses
Mémoires restent passionnants par de multiples aspects. Le biographe à
l’habitude de diviser en grandes périodes les moments forts vécus par
son sujet. Dans le cas de Gourville, ces moments sont scandés par les
événements majeurs du royaume auxquels le mémorialiste prend part à
divers titre.
Gourville commence sa carrière très simplement, en tant
que gratte-papier auprès d’un obscur procureur d’Angoulème, au début
des années 1640. Cependant, sa personnalité le conduit rapidement à
s’attacher à la personnalité locale dominante, l’abbé de La
Rochefoucauld, puis au frère de celui-ci, le prince de Marcillac [ci-contre],
gouverneur du Poitou, futur duc de La Rochefoucauld (1613-1680), dont
les Maximes sont restées célèbres. S’occupant d’abord des finances de
ce prince, Gourville bénéficie des contacts avec les financiers pour
faire ses premières expériences dans le domaine fiscal, trafiquant
ainsi avec le contrôleur général des finances, Particelli d’Hemery,
pour l’approvisionnement en blé du Poitou.
Pendant la Fronde, Gourville
reste fidèle à son maître, La Rochefoucauld qui, en tant qu’amant de la
duchesse de Longueville, participe à la révolte contre la Régence. Cela
entraîne notre homme à Paris pour y suivre le camp des princes pendant
la première guerre civile, qui se conclut par la paix de
Saint-Germain-en-Laye (1er avril 1649). Ces troubles offrent aux
ambitieux l’opportunité de déployer leurs talents, et Gourville
pratique les coups de mains, projette l’évasion des princes emprisonnés
par Mazarin dans le château de Vincennes. Il est tour à tour rançonné,
puis lui-même séquestré, au cours d’opérations dont les buts sont
surtout lucratifs même s’ils servent parfois à financer les rebelles,
pratiques que le prince de Condé approuve à en croire notre
mémorialiste. Parmi ces coups de main de l’époque de la Fronde, les
Mémoires de Gourville décrivent par le détail un projet d’enlèvement de
Paul de Gondi, cardinal de Retz, ennemi juré du duc de La Rochefoucauld
et du prince de Condé [ci-contre] (p. 43-49). Il est vrai qu’à l’heure de la
rédaction de ces Mémoires, Retz est mort depuis plus de deux
décennies...
L’activité première de Gourville comme serviteur consiste
à permettre la communication entre les divers princes et les ministres.
Il se trouve en contact avec les principaux dirigeants (Mazarin,
Fouquet...) et son agilité à transmettre les propositions dont on lui
fait part, sa capacité à réaliser des compromis et à les expliquer aux
diverses parties, et sa clairvoyance générale des situations données
lui ouvrent de nombreuses portes, essentiellement celle de la fortune.
Durant les épisodes frondeurs, Gourville devient un collaborateur
dévoué du prince de Condé tout en restant le fidèle de La
Rochefoucauld. Lors de ces troubles, il vit une rapide ascension et, à
l’en croire, il est un des artisans de la conclusion de la Fronde à
Bordeaux, ce dont le cardinal ministre Mazarin lui a été reconnaissant.
La paix revenue dans le Royaume, Gourville se tourne vers les
affaires. Il participe au partage du gâteau fiscal avec les partisans
et financiers qu’il a rencontrés au cours de ses aventures : «Le
désordre était épouvantablement grand dans les finances. La banqueroute
générale qui se fit lorsque M. le maréchal de la Meilleraye fut
surintendant des finances remplit tout Paris de billets de l’Epargne
[...]. Cependant parmi ce grand désordre, le Roi ne manquait point
d’argent ; et, ayant tous ces exemples là devant moi, j’en profitai
beaucoup» (p. 110-111). La description du monde de la finance et des
pratiques qui y sont en usage constitue des pages d’anthologie qui
expliquent les rouages du prélèvement de l’impôt sous l’Ancien Régime
(p. 140 et s. ; p. 172). C’est aussi le temps du surintendant Nicolas
Fouquet.
Cependant, avant de courir la fortune avec ambition en
marchant dans les pas du surintendant, Gourville possédait déjà un
avant-goût de “l’ingratitude” des politiques puisqu’il s’est trouvé
embastillé sur ordre de Mazarin durant quelques semaines en 1656. Son
entregent et son adresse à jouer de ses relations lui ont évité un trop
long enfermement : il a pu dès lors se jeter à corps perdu dans la
quête de la richesse. Gourville apparaît de plus en plus ancré dans le
sillage de Nicolas Fouquet [ci-contre] ; par le maniement des deniers publics, il
réalise des bénéfices colossaux, utilisant des prête-noms, multipliant
les billets, les décharges, les associations et les prêt à intérêt :
«je me mis dans le grand jeu et fis de grands profits» (p.120). En
outre, après l’achat de la seigneurie de Gourville, qui l’extrait de sa
médiocre origine sociale, il acquiert une charge de secrétaire du
Conseil avec l’accord du Cardinal, cela pour l’énorme somme de 1 100
000 livres. Conseiller de Fouquet (projet financier et terre de
Belle-Ile en mer), admis en tant que conseiller d’Etat, il atteint son
apogée quand le roi l’appelle à jouer longuement à ses côtés.
Au jeune homme ambitieux, au serviteur des Frondeurs, puis à l’assoiffé
de fortune fait place l’homme déchu. Gourville suit Fouquet dans la
chute, mais cependant avec beaucoup moins d’infortune car, s’il est
exécuté par la justice à la suite de la chambre de justice instituée
par Colbert, ce n’est qu’en effigie (7 avril 1663), et il ne connut
jamais plus la prison après l’expérience de 1656. Gourville avait eu le
pressentiment de l’effondrement du «système Fouquet», flairant la
malveillance croissante de Colbert, de la duchesse de Chevreuse, de la
régente, etc., envers le superbe surintendant. Dès lors, notre homme
réussit à cacher les documents compromettants et à placer des sommes
importantes hors de la portée de ses ennemis en prévision des jours
difficiles. D’abord en fuite dans l’Angoumois auprès des La
Rochefoucauld (qu’il aide financièrement), il part en exil à partir de
1663. Son affabilité, l’art de la conversation et l’usage de la table
qu’il déploie permettent à Gourville de maintenir une dense vie sociale
non seulement à l’étranger, mais aussi à l’intérieur du Royaume. Se
rendant en Angleterre, il y rencontre Saint Evremont, Vatel, divers
ministres et ambassadeurs ; il sonde les intentions politiques, analyse
les conflits dont celui qui oppose les Provinces-Unies à la monarchie
anglaise. Dans les Pays-Bas espagnols, il invite les principaux
dirigeants à partager sa table, il évoque les questions litigieuses. À
Breda, où se négocie la paix anglo-hollandaise, il s’entretient avec le
prince d’Orange et se lie d’amitié avec la maison de Brunswick.
D’exilé, Gourville se transforme en diplomate officieux pour informer
les ministres de Louis XIV des possibilités politiques que ses
relations offrent à la Monarchie française. Il contribue ainsi à une
alliance matrimoniale avec la maison de Hanovre et reçoit des
instructions d’Hugues de Lionne, instructions qu’il remplit à la
satisfaction du ministre des Affaires étrangères de Louis XIV. Ce
premier succès autorise un rapide retour en France, où on lui confie
une nouvelle mission : se rendre en Espagne pour recouvrer les sommes
dues au prince de Condé quand celui-ci était au service de la monarchie
ibérique. Les pages consacrées à ce voyage sont parmi les plus belles
des Mémoires (pp. 180-196) : elles illustrent la perception française de
la décadence de la patrie de Velázquez et soulignent la violence de la
crise économique qui touche la Péninsule. La réussite de cette mission
met un terme définitif à l’exil de Gourville.
carreau d'angle, XVIIe s., Jouques (sud de la France)
Prudent et expérimenté,
il modère son appétit de richesse et recherche en premier lieu une
pleine amnistie dans l’affaire Fouquet. Les tractations laborieuses
menées auprès de Colbert permettent de mesurer le cynisme et la
cupidité qui président à la politique du grand ministre de Louis XIV.
Avec l’appui du prince de Condé, d’Hugues de Lionne et de ses amis les
princes allemands, Gourville obtient le pardon comme prix de son voyage
espagnol : «M. Colbert dit seulement en peu de paroles que ce voyage
là coûterait donc cinq ou six cent mille francs au Roi» (p.175).
Gourville échappe ainsi habilement à la prison et à l’humiliation ; il
écrit même (p.210) : «tout le monde était surpris de me voir également
bien venu à Meudon et à Sceaux» c’est-à-dire chez Louvois que chez
Colbert. Voici donc l’ex-condamné à mort bien en cour auprès de son
ancien bourreau !
L’activité diplomatique de Gourville diminue alors au
profit du service de Condé. Il s’efforce de combler les dettes du
prince et de réorganiser sa maison. Il devient son homme de confiance. À ce titre, il est un des organisateurs de la réception de la Cour à
Chantilly en 1671, durant laquelle Vatel se suicide. Condé lui attribue
le château de Saint-Maur, contre Mme de La Fayette dont le portrait que
dresse Gourville est peu aimable (p. 219-221). À partir de la mort du Prince (1686), les missions se raréfient.
L’avant-dernier chapitre constitue un chant du cygne. Gourville fait
l’inventaire de sa vie et, lui qui parle tant dans de la bonne chère
dans ces Mémoires, des vins de l’Ermitage, de Champagne et du Rhin,
évoque pour la première fois la religion et mentionne l’existence de sa
parenté.
À la fin de ce volume, un index sommaire des noms de personnes s’avère
pratique. En revanche, les notes d’Arlette Lebigre (auteur d’un ouvrage
stimulant intitulé, La Justice du Roi, Albin Michel, 1988) sont assez
pauvres. Par exemple, pour comprendre la surprenante annonce par
Gourville de la libération de Nicolas Fouquet page 222, la note 7 page
307 est bien courte, et on peut conseiller au lecture de se reporter à
la biographie écrite par Daniel Dessert sur le surintendant : elle
permet en fait de mesurer les anomalies et les inexactitudes présentes
dans le témoignage de Gourville.
La lecture de ces souvenirs est aisée,
instructive et souvent amusante. Les stéréotypes sur la société
immobile de l’Ancien Régime tombent devant tant d’énergie qui anime
Gourville et ceux qui l’entourent durant ces soixante années. Les
portraits de ministres, les descriptions de la guerre - qu’il n’aima
jamais (la peur devant le bruit des canons...), les évocations de la
place du jeu et de la table dans la vie sociale sont autant
d’invitations à savourer ce texte.
Alain Hugon
Maître de conférences en histoire moderne,
Université de Caen, 6 août 2004
source
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- autre compte rendu (plus complaisant à l'égard de l'édition) : Rémi Mathis (mars 2005)
- Mémoires de Monsieur de Gourville (Jean Herault), éd. Mercure de France, 2004.
Présentation de l'éditeur
Obscur artisan de l'Histoire ou
héros de roman ? Ce personnage hors normes fait partie des rares élus
qui ont connu une ascension fulgurante au fil du siècle. Valet de
chambre du duc de La Rochfoucauld dans sa jeunesse, il mourut, cinq
décennies plus tard, riche, apprécié de Louis XIV et recherché par
toute la bonne société. Jugé digne par son maître de faire une carrière
exceptionnelle, il s'était lancé dans les affaires aux côtés du
surintendant Fouquet. Mais la disgrâce retentissante de ce ministre lui
valut une condamnation à mort par contumace. Réfugié en Hollande, il
gagna la faveur de Louis XIV, grâce aux relations privilégiées qu'il
parvint à nouer avec plusieurs princes. Puis le roi lui accorda son
pardon, le rappela en France et songea même à lui... pour remplacer
Colbert. Âgé et malade, Gourville décida de raconter son existence
tumultueuse. Ce sont les souvenirs d'un homme heureux, lucide mais
bienveillant à l'égard de ses contemporains, qui s'attribue toujours le
beau rôle, même dans les affaires louches auxquelles il a été mêlé. Il
fait revivre la Fronde, dévoile la politique secrète du monarque et ne
se prive jamais du plaisir de raconter une anecdote piquante. "Si vous
n'avez pas lu ces mémoires, lisez-les ; il y a des endroits très
divertissants", écrivait Mme du Deffand à Horace Walpole. Et l'on sait
que la vieille dame ne pêchait pas par excès d'indulgence..
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